La crise du COVID-19 a plongé les entreprises et leur personnel dans une période de confinement qui a entraîné, entre autres, la mise en place du télétravail, en vue de ne pas stopper toute activité. Contrairement à la mise en œuvre “classique” du télétravail en entreprise, les conditions de mise en oeuvre actuelles se caractérisent par différents éléments atypiques qui entraînent une situation biaisée, à rebours des balises qui encadrent généralement un tel projet :
- une implémentation non anticipée et non préparée, sans intégration dans la stratégie de l’entreprise ni formation du personnel et de l’encadrement;
- une mise en œuvre massive et immédiate;
- une entrée en vigueur à temps plein et non à raison d’un ou deux jours par semaine ;
- des enjeux nouveaux en matière de conciliation vie privée-vie professionnelle en raison de la présence fréquente d’enfants au domicile des travailleurs.
Les conditions dans lesquelles se déroule cette expérience de télétravail “grandeur nature” sont donc susceptibles de produire des effets qui s’éloignent potentiellement de ceux mis en évidence dans les études sur le télétravail réalisées en d’autres circonstances. En conséquence, il est envisageable que cette période test de télétravail ait pu contribuer à lever une série de barrières culturelles et psychologiques, mais on peut également craindre a contrario qu’elles sortent renforcées de cette période hors du commun. Plusieurs études ont démontré par ailleurs que les obstacles à la mise en œuvre du télétravail sont fréquemment d’ordre managérial et culturel, surtout dans les secteurs traditionnels de l’économie et dans les PME. Ils concernent notamment la crainte d’une dégradation de productivité, les difficultés du contrôle à distance, les risques de dissolution de l’esprit d’équipe et de l’identité collective, les difficultés de coordination, les obstacles concrets à la pratique managériale.
A l’orée d’un déconfinement progressif, il semble donc pertinent de capitaliser sur les effets d’apprentissage de cette expérience et de réfléchir à la manière d’ancrer durablement le télétravail dans les modes de fonctionnement de l’entreprise. Ce passage d’une solution conjoncturelle à une intégration structurelle suppose l’adoption d’une stratégie progressive de change management qui tienne compte du contexte spécifique de chaque entreprise, dans ses dimensions organisationnelles, managériales et de GRH. Une telle démarche suppose à notre sens l’implication des acteurs de terrain dans la réflexion.
Les étapes proposées s’entendent donc dans un esprit participatif, et non menées de manière top-down.
- Une première étape serait d’évaluer cette expérience de télétravail en mobilisant quelques indicateurs diversifiés, qui ne soient pas seulement centrés sur la performance ou le vécu des travailleurs mais aussi sur l’évolution de la culture et des modes de fonctionnement managériaux.
- Il s’agirait ensuite de préparer et d’adapter l’organisation à l’évolution qu’entraîne le télétravail sur les modes de coordination, ce qui implique notamment de formaliser et d’encadrer les modalités concrètes de la flexibilité spacio-temporelle et de maintien du contact avec l’organisation. Par ailleurs, l’entreprise veillera à mettre en œuvre une démarche de conscientisation de l’encadrement à l’évolution de ses rôles, avec le passage d’un management en mode « command & control » à un management basé sur la confiance et l’autonomisation du personnel.
- Enfin, il serait certainement nécessaire d’accompagner et de soutenir le management de première ligne dans la mise en œuvre de ces changements, action dans laquelle l’acteur RH a un rôle à jouer.
Cette proposition d’une stratégie de réflexion et d’implémentation du télétravail pour la période de déconfinement repose essentiellement sur les connaissances sur le télétravail et l’expérience d’accompagnement de projets de New Ways of Working que le LENTIC (Laboratoire d’Etudes sur les Nouvelles formes de Travail, l’Innovation et le Changement) a menés depuis de nombreuses années. Gageons que cette période d’après-crise sera également riche d’enseignements renouvelés sur le télétravail, dans la mesure où l’on peut s’attendre à une transformation des perceptions relatives à ce dernier et, plus largement, du rapport au travail, dans une mesure qu’il nous reste à apprécier sur le moyen et long terme.
François PICHAULT, Professeur Human Resources & Change Management HEC Liège, Directeur du LENTIC
Giseline RONDEAUX, Chargée de recherche au LENTIC