Vienne-Bruxelles by night

Interview de Henry-Jean Gathon

Publié dans Le Quinzième Jour – Magazine de l’Université de Liège
Entretien Patricia Janssens – Photos Jean-Louis Wertz


L’Österreichische Bundes- bahnen (ÖBB) – la société de transport ferroviaire autrichienne – a annoncé qu’un train de nuit fera la liaison Vienne-Bruxelles-Midi dès le début 2020. Prévu les dimanches et mercredis, le Nightjet fera escale à Linz en Autriche, Francfort, Cologne et Aix-la-Chapelle en Allemagne, Liège et Bruxelles-Nord en Belgique. L’occasion de prendre des nouvelles du rail avec le Pr Henry-Jean Gathon de HEC Liège, spécialiste de l’économie des transports.

Petit rappel. La Belgique fut une pionnière du rail sur le continent européen. En 1835, la première ligne ferroviaire reliait Bruxelles à Malines. Les ateliers John Cockerill de Seraing réali- sèrent la première locomotive à vapeur “Le Belge” sous licence Stephenson and Company, et la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens (CWL) fut créée en 1872 par l’homme d’affaires belge Georges Nagelmackers. La Compagnie publique des chemins de fer de l’État belge connut une expansion fulgurante au XIXe siècle et accompagna l’essor industriel du pays. Aujourd’hui, le réseau belge, parmi les plus denses d’Europe, compte 3600 km de lignes et 550 gares ou points d’arrêt.

Le Quinzième Jour : À partir des années 1960, on note un ralentissement des voyages en train. Pour quelles raisons ?

Henry-Jean Gathon : C’était l’époque où les liaisons internationales se faisaient volontiers par le train, train de nuit à l’occasion. Mais celui-ci perd alors des parts de marché face à la double concurrence simultanée de l’autoroute (et des voitures plus puissantes) et de l’aviation. L’heure est à la remise en question de la voie ferrée perçue comme démodée et peu flexible. Aux États-Unis au même moment, un président démocrate faisait une analyse implacable : les lois et règlements mis en place pour encadrer les chemins de fer profitaient en réalité bien plus aux réseaux qu’à leurs clients ! John F. Kennedy décide alors d’initier une réforme législative du secteur ferroviaire. Il faudra néanmoins attendre une petite vingtaine d’années pour voir le président Jimmy Carter, à la fin de son mandat en 1980, signer la loi de déréglementation (en anglais deregulation) des chemins de fer américains : les barrières tombent et une sorte de “laisser faire, laisser aller” s’impose. Ronald Reagan suivra le mouvement et mettra fin aux contraintes qui pesaient sur le secteur aérien. Le low cost est né.

LQJ : Aujourd’hui, au contraire, le train attire à nouveau la sympathie…

H-J.G. : La crise pétrolière de 1973 déjà va inciter à investir dans les modes de transport économes en énergie et donc dans le mode ferroviaire : le train redevient attractif, principalement pour le transport des usagers d’une métropole à l’autre. Il faut dire que les nouvelles liaisons intercités et les trains à grande vitesse per- mettent des gains de temps considérables.
Dans les années 1990, la Commission européenne marque son souhait de “revitaliser” le rail car les experts font le constat suivant : plus les entreprises sont grandes, plus elles sont en position monopolistique… moins elles sont innovantes et efficaces ! Or, c’est le cas des entreprises ferroviaires dans la plupart des pays d’Europe. La SNCB, par exemple, est à l’époque une grande entreprise qui détient le monopole du rail. La Commission, s’inspirant de l’exemple américain, veut alors faire tomber les barrières à l’entrée de nouveaux opérateurs et adopte le modèle expérimenté en Suède, premier pays européen à avoir introduit de la concurrence dans le mode ferroviaire. Malgré de fortes résistances des syndicats et des cheminots, plusieurs États européens décident d’ouvrir l’exploitation des trains au secteur privé. C’est le moment de la longue marche vers la libéralisation du rail ou, en langage plus diplomatique, vers “l’ouverture du rail à la concurrence”.

LQJ : Première démarche : la scission entre les infrastructures et leur exploitation ?

H-J.G. : Exactement. Si la Suède et la Grande-Bretagne – à leur manière – font figure de précurseurs, une directive européenne va contraindre chaque pays à scinder les deux activités. Pour quelles raisons ? D’une part, l’objectif est de permettre à tout opérateur ferroviaire qualifié d’utiliser les infrastructures, à la manière de ce que l’on observe dans le mode routier, fluvial ou aérien. D’autre part, cette scission permet d’éviter que des fonds publics destinés à être investis dans les infrastructures ferroviaires ne servent à financer des dépenses courantes d’exploitation. Ainsi vont être mis en place des gestionnaires de l’infrastructure ferroviaire (GIF), comme Infrabel, qui ont l’obligation de traiter tous les opérateurs ferroviaires, anciens et nouveaux, sur le même pied, par exemple en matière de tarification pour l’usage de l’infrastructure ou pour l’attribution de sillons.

LQJ : On commence par les marchandises…

H-J.G. : L’ouverture complète à la concurrence pour le transport des marchandises devient effective le 1er janvier 2007. Dans un premier temps, tout se passe comme prévu et de nouveaux petits opérateurs apparaissent pour proposer leurs services à un rapport qualité-prix attractif. C’est un succès. Mais il est de courte durée : la crise de 2008 provoque un effondrement du transport de marchandises et inverse la tendance. Plusieurs petits opérateurs déposent leur bilan, ce qui conforte la position dominante des opérateurs historiques : DB Cargo en Allemagne, Fret SNCF en France, Lineas, l’ancienne filiale cargo de la SNCB en Belgique.
Si l’on observe, globalement, une hausse des quantités transportées, l’ouverture à la concurrence n’a pas été à la hauteur des espérances de ses concepteurs. Il existe cependant encore des marges dans le secteur : le transport des containers est en croissance continue. Est-ce dû à l’attrait du rail ou à l’engorgement des autoroutes ?
Difficile à dire, mais à l’heure actuelle les perspectives sont encourageantes pour le transport du fret par voie ferrée.

Portrait du Pr Henry-Jean Gathon à Uliège. Photo : jean louis Wertz

LQJ : Le constat est-il identique pour le transport des passagers ?

H-J.G. : Le transport international de voyageurs, ouvert à la concurrence depuis 2010, a attiré très peu de nouveaux opérateurs et le trafic intérieur quant à lui sera ouvert à partir de 2020. Interpellés par le réchauffement climatique, les citoyens remettent en question leur mode de déplacement. À la voiture, jugée trop polluante et énergivore, ils préfèrent maintenant le train, un mode de transport durable par excellence : on estime généralement que le transport ferroviaire consomme six fois moins d’énergie et émet neuf fois moins de CO2 que le transport routier. Par ailleurs, les esprits évoluent quant aux voyages en avion. L’empreinte écologique élevée et les inconvénients des vols proposés par les compagnies à bas prix (coût et durée du trajet pour se rendre à l’aéroport, retards fréquents, annulation de vols sans solution de rechange, promiscuité dans l’avion, etc.) augmentent l’attractivité relative du rail au niveau international.
Les voyageurs réinvestissent les gares qui ont tendance à s’affirmer dans les villes : pensons à la somptueuse gare des Guillemins de Santiago Calatrava à Liège ou à la restauration de la magnifique gare d’Anvers de Louis de la Censerie (1905). Le train connaît un regain de fréquentation dans tous les pays d’Europe du Nord-Ouest. En Belgique, alors que de 2010 à 2016 le taux annuel moyen de croissance du nombre des voyageurs nationaux était légèrement inférieur à 1%, le taux de croissance observé a été de 3,6% en 2017, de 3,7% en 2018 et avoisinerait les 4% en 2019. En 2018, 244 millions de passagers ont fait confiance à la SNCB. Pour faire face à la demande, celle-ci a augmenté son offre de trains-kilomètres de 5,1% en décembre 2017 et va mettre en service dans les prochains mois de nouvelles voitures à deux étages, lesquelles réser- veront une place aux vélos. Du côté fret, 63 millions de tonnes ont été transportées sur le réseau belge en 2018 contre 49 millions en 2015.

LQJ : Comment expliquer alors la faiblesse de l’offre de liaisons internationales, de gare à gare ?

H-J.G. : Trop peu fréquentées dans les années 2000, et dès lors déficitaires, les liaisons internationales par train classique, longue distance et de nuit, ont progressivement disparu. Le temps béni par les jeunes des “cartes Interrail” semblait définitivement révolu, les compagnies aériennes low cost offrant une autre possibilité de rejoindre la plupart des villes européennes pour un coût modique. En outre, les trains de nuit ont souffert de la concurrence avec la grande vitesse : les TGV, Thalys et autres ICE permettent d’atteindre Nice ou Berlin en une petite journée. Les opérateurs ferroviaires ont donc petit à petit abandonné les trains couchettes et les wagons-lits.
Sauf en Autriche où l’ÖBB a choisi, au contraire, d’investir ce créneau, cette “niche”. En commandant du nouveau matériel et en rachetant une quarantaine de voitures-lits à la Deutsche Bahn sa voisine, la compagnie autrichienne exploite pour son compte les liaisons délaissées. Aujourd’hui, l’offre Nightjet permet de relier plusieurs grandes villes en Autriche (Vienne, Salzbourg, Innsbruck), en Suisse (Zurich et Bâle), en Allemagne (Hambourg, Berlin, Cologne, Munich), en Italie (Florence, Rome, Milan, Venise). Et bientôt, en Belgique, à Liège et à Bruxelles. ÖBB explique parvenir à couvrir ses coûts et que ses trains de nuit ont transporté 1,4 million de passagers en 2018. Des voyageurs séduits pas la facilité d’usage : on se rend à la gare, on dort dans le train et on arrive le lendemain. Le train de nuit, s’il propose des lits et des couchettes, offre aussi, pour un prix plus démocratique (à partir de 29 euros), de simples sièges qui permettent néanmoins de dormir.

LQJ : L’Autriche anticipe-t-elle un changement d’attitude plus général ?

H-J.G. : Ce n’est pas impossible. Aujourd’hui, victime de sa mauvaise réputation environnementale, climatique et fiscale, le transport aérien bat de l’aile si j’ose dire. Grand consommateur de kérosène, un dérivé du pétrole, il est détaxé, polluant et émet de grandes quantités de gaz à effet de serre. Les consommateurs soucieux de leur empreinte écologique ont tendance, dans la mesure du raisonnable, à le délaisser. Par ailleurs, les États envisagent de taxer les billets. Si la décision a été prise au Danemark, elle reste timide en Europe mais va probablement s’imposer à moyen terme. La hausse du prix du voyage en avion aura très probablement un effet négatif sur ce mode de transport, au profit du rail notamment. Reste que le temps nécessaire pour effectuer un trajet constitue un critère décisif au moment d’acheter son billet. Et si l’on voit que, en deçà de cinq heures de déplacement, les touristes optent volontiers pour le train, au-delà, l’avion garde la préférence des voyageurs.

LQJ : Comment voyez-vous l’avenir en la matière ?

H-J.G. : La Suisse nous donne l’exemple. Elle soutient le rail – pour le transport des marchandises et celui des passagers – en veillant à l’intermodalité, c’est-à-dire en favorisant la complémentarité entre les différents modes de transport durable, facilitant le trajet “train + tram”, par exemple. Ou “train + trolleybus”, “train + vélo”, etc. L’utilisation des transports en commun dans les villes, entre celles-ci et leur périphérie et entre les grandes villes proches, a tout son sens évidemment : c’est écologique, économique, et meilleur pour la santé de chacun.
Notre problème en Wallonie, c’est l’éparpillement de l’habitat : nous avons trop souvent besoin d’une voiture pour prendre le train… Je plaide dès lors pour un retour en ville des habitants, et, en attendant, pour l’installation de parkings (pour les voitures et les vélos) plus nombreux et plus acces- sibles près des gares. Et je note avec plaisir que des gares conçues comme des pôles d’échange intermodaux SNCB- TEC sont en cours de construction à Namur et à Mons. À Liège, le tram passera devant la gare de Calatrava.

LQJ : Malgré ce retour en grâce, la SNCB donne l’impression de décourager les habitants des campagnes en fermant des guichets dans les petites gares par exemple. N’est-ce pas paradoxal ?

H-J.G. : Les moyens limités de la SNCB l’obligent à faire des choix. Il vaut mieux qu’elle utilise ses ressources à faire circuler des trains plutôt que de maintenir ouverts des guichets où le produit de la vente des titres de transport ne couvre même pas le salaire du guichetier ! La SNCB investit aussi dans de nouveaux trains et dans la rénovation des quais afin de permettre un accès au train de plain-pied, gage de confort pour l’usager. Contrairement à ce que certains pensent, elle n’a pas fermé des gares. Au contraire, elle en a même ré-ouverts, comme à Chaudfontaine, Ougrée ou Seraing. Mais, c’est vrai qu’elle remplace les guichets peu fréquentés par des automates et par une digitalisation de sa relation avec le client (net, application mobile par exemple).
À l’instar de ce qui s’est fait en Allemagne et aux Pays-Bas quand les guichets des petites et moyennes gares ont été remplacés par des automates, la SNCB propose de profiter des bâtiments de gare pour accueillir des services utiles aux passagers : un service communal, une crèche, un point poste, un coiffeur, un boulanger, etc. De l’art de concilier la mission de service public et la dure réalité des finances.