La Culture à l’ère du numérique (2)

L’avènement du numérique a bousculé considérablement – et continue de le faire – notre mode de vie. Pas un domaine qui ne soit impacté par le développement des nouvelles technologies, induisant des implications politiques, sociales, juridiques et financières. Le secteur de la culture n’y échappe évidemment pas, lui qui depuis une vingtaine d’années a connu tant de bouleversements majeurs en termes de production, de distribution et de consommation des biens et services. « Les réponses aux grandes questions qui se posent aujourd’hui seront déterminantes pour la préservation de la diversité culturelle et sa promotion universelle » souligne Bernard RENTIER, Recteur honoraire de l’Université de Liège, vice-président du Conseil Fédéral belge de la Politique Scientifique et membre du Conseil du numérique de la Région wallonne dans la préface de l’ouvrage collectif « La culture à l’ère du numérique », paru tout récemment aux Presses Universitaires de Liège (1).


Raphaëlle Mattart, vous êtes chercheuse doctorante pour la Chaire en Entreprises familiales à HEC Liège et dans cet ouvrage, vous vous intéressez à la perception de la culture au sein de l’Union européenne. Votre analyse est le résumé d’une réflexion effectuée dans le cadre de votre travail de fin d’études (2). Le sujet est particulièrement pertinent car, si les discours des instances de la Commission européenne mettent volontiers en avant la culture, il n’y a pourtant pas de définition de ce qu’elle représente au niveau européen. La culture est dite « compétence d’appui » dans le Traité de Lisbonne qui définit le fonctionnement de l’Union européenne. Qu’est-ce que cela signifie ?

Les compétences d’appui sont une catégorie spéciale dans la mesure où le rôle joué par l’Union européenne est d’ajouter une action coordonnée ou appuyée à celle déjà menée par les Etats membres. La compétence culturelle de l’UE est ainsi dite d’appui, c’est-à-dire qu’elle est considérée comme une compétence dévouée à l’Etat et qui ne peut être utilisée au niveau européen que lorsqu’une plus-value dite européenne peut être démontrée.

Vous mettez en avant deux dimensions fondamentales de la culture : une dimension symbolique et une dimension économique et vous les passez au crible de 3 niveaux de compétence : celui des acteurs institutionnels européens, celui des acteurs institutionnels étatiques comme la Fédération Wallonie Bruxelles par exemple, et celui des acteurs opérationnels. Quelles sont les conclusions de cette confrontation ?

En confrontant les trois discours, il ressort que l’aspect économique est plus prégnant lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre la compétence d’appui. Cet aspect économique prend l’ascendant et ce, pour deux raisons. D’une part, cela est dû à la volonté des Etats membres de ne pas donner de moyens d’action dans le cadre de la dimension symbolique. D’autre part, cet ascendant s’explique au vu de la gestion des programmes tels qu’Europe Créative. Dans ces programmes, il y a une nécessité de rencontrer les objectifs quantifiables que l’UE s’est fixé, par exemple, en termes de taux d’emploi, de retombées socio-économiques ou autre.

Sur base des résultats obtenus sur la perception de la culture, vous préconisez la création d’un concept : la compétence transversale dissimulée. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

En effet, un élément important  est ressorti de mon analyse des différents discours : la culture, au-delà d’une instrumentalisation, est considérée comme un élément transversal. Je me suis alors posé la question suivante : dans quelle mesure la compétence culturelle ne pourrait-elle pas se rapporter aux compétences transversales de l’UE ? Il m’a en effet semblé que ce rayonnement culturel dans les autres politiques de l’Union dépassait la compétence d’appui et pouvait donc être associé à l’idée d’une compétence transversale. Cette idée a alors permis de créer le concept de « compétence transversale dissimulée ».

Avec ce concept, la culture peut être reconnue dans ses facettes économique et symbolique, et traduite de deux façons. : premièrement, la culture est reconnue explicitement dans le traité en tant que compétence d’appui donnant une marge de manœuvre pour entamer ou faire émerger certaines actions en faveur de la culture ; deuxièmement, la culture est constatée implicitement en tant que compétence transversale guidant et rassemblant les acteurs autour d’une construction sociale partagée, d’un projet commun à préserver et à mettre en valeur.

Enfin, j’ai envie de vous poser une question en lien avec la situation actuelle liée au Covid. Une distinction a été établie par les autorités politiques entre activités essentielles et activités non-essentielles, la culture faisant partie de ce « non-essentiel ».  Cela est-il de nature à impacter les résultats de votre analyse ? Si oui, de quelle manière? 

La catégorisation de la culture comme non-essentielle est extrêmement intéressante.

D’un point de vue économique, il a été dit ces derniers mois que le secteur créatif et culturel représentait, au niveau économique, un secteur plus important que celui de l’automobile par exemple. Les industries du cinéma, de la musique, des arts du théâtre et de la danse ont lancé des appels soulignant que la mise en sommeil du secteur culturel allait créer de nombreuses faillites et des pertes d’emploi conséquentes.

L’aspect symbolique a, ici aussi, pris tout son sens. La société, confinée comme nous ne l’avions encore jamais vue, ressent aujourd’hui les manques de la culture dans ses aspects symboliques et beaucoup craignent que cette privation de la culture sous toutes ses formes, fasse apparaître d’autres fractures, plus grandes encore, au sein de la société.

Au vu des deux arguments ci-dessus, j’aurais tendance à dire que cette situation met en valeur les résultats de ma recherche en montrant qu’il est primordial d’inclure, au sein de la culture, les deux dimensions qui la constituent. Cela abonde aussi dans mon sens car cela remet en lumière que la culture est au cœur des sociétés et qu’elle ne peut être considérée comme accessoire, comme le démontre les conséquences psychologiques /économiques dramatiques qui touchent aujourd’hui les gens qui en sont privés.


(1) Antonios Vlassis, Michèle Rioux, Destiny Tchéhouali (dir.),
La culture à l’ère du numérique : plateformes, normes et politiques.

Presses Universitaires de Liège, 2020, 252p. (presses@uliege.be)

Le prix public de l’ouvrage est de 25€ avec un prix étudiants fixé à 20€.
http://www.presses.uliege.be/jcms/c_22422/la-culture-a-lere-du-numerique

 

(2) Son travail de fin d’études avait pour  titre : « La culture, entre concept et compétence – Comment la culture est-elle perçue dans l’Union européenne depuis sa formalisation en tant que compétence d’appui dans le traité de Lisbonne ? ». Celui-ci est consultable sur la plateforme : https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/5242.