Changement de priorités : transfert modal

Article extrait du magazine « Le Quinzième Jour » de l’ULiège
Dossier Philippe Lecrenier – Photos Jean-Louis Wertz

 

L’injonction d’un transfert modal plus durable gagne la sphère publique. S’y intéressant de près, Mario Cools, professeur en transports et mobilité au département Argenco de l’ULiège, s’est dernièrement penché sur la volonté des étudiant·e·s du pays de continuer de prendre l’avion. Une volonté qui, étonnamment, ne diminue pas sensiblement. « Cela s’explique notamment par le prix des billets, note le chercheur, fortement compétitifs par rapport à des alternatives comme le train de nuit. Par contre, les étudiants interrogés sont prêts à compenser leur vol par une taxe qui s’élève en moyenne à 11 euros par tonne de CO2, une somme qui augmente légèrement pour les vols de courte distance. C’est une noble intention, mais qui ne couvre pas tout. Actuellement, les droits d’émission de CO2 s’élèvent à 65 euros la tonne. »

Les consciences évoluent donc plus rapidement que les pratiques. Le confort, le prix, la facilité participent à cette inertie. « C’est ce qu’on doit chercher à influencer. À l’ULiège, un budget doit par exemple être dégagé pour inciter les étudiants à privilégier des alternatives plus vertes, quand c’est possible. » La mobilité n’évoluera pas exclusivement par la bonne conscience citoyenne. Il s’agit d’un jeu d’équilibriste entre l’ergonomie des services proposés, l’innovation politique, les initiatives institutionnelles, les choix de taxations et d’incitants…

Sart-Tilman, cas d’école

Surplombant l’effervescence urbaine, isolé dans un écrin de nature à l’accès difficile, le campus du Sart-Tilman répond à sa propre réalité. Pourtant, lorsqu’on s’y intéresse, s’esquisse une problématique universelle face à laquelle les villes sont confrontées. Le lieu s’inscrit dans les logiques de périurbanisation amorcées dans les années 1960… Une aberration, aujourd’hui. « La question de la mobilité se posait peu à l’époque, souligne Mario Cools. La plupart des campus, en Belgique, ont été construits en dehors des villes. Or, pourquoi se déplace-t-on ? Parce que nos lieux de résidence et d’activités sociales et culturelles sont éloignés de nos lieux de travail. C’est un déséquilibre territorial qu’on ne peut résoudre que par un flux de transport. »

Alors que le Sart-Tilman est avec Herstal et le centre de Liège l’un des trois grands pôles d’emploi de la région, sa situation constitue un véritable casse-tête à tout qui s’emploierait à proposer un transport multimodal efficace pour le desservir. La voiture personnelle reste le principal mode de transport, suivie de près par les bus du TEC, et, loin derrière, par le covoiturage. Et si leur fraction est faible, il serait grossier de ne pas saluer les quelques dizaines d’irréductibles cyclistes qui bravent la déclivité du parcours. « La démocratisation du vélo électrique devrait favoriser cette pratique, admet le chercheur. Il reste cependant des tronçons particulièrement dangereux entre Liège et le campus. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont dissuasifs. Les vélos représentent en outre des investissements importants et les parkings sécurisés, tant en ville qu’au Sart-Tilman, doivent être bien plus nombreux. »

La fréquentation du TEC, elle, atteint un plafond de verre. « La “gratuité” – que la collectivité paie d’une manière ou d’une autre – n’est pas une solution. Elle opère un transfert de piétons et de cyclistes vers le bus, mais n’a que peu d’influence sur la motivation des propriétaires d’une voiture. Pour les séduire, le bus doit, au minimum, devenir une alternative aussi rapide et nous en sommes très loin. Prioriser les transports en commun ainsi que des pistes cyclables sécurisées relève avant tout d’une vision et d’une ambition politiques. Une fois que ces infrastructures sont mises en place, que les offres de locations de vélos, de voitures partagées ou de trottinettes se multiplient, les usages et les mentalités évoluent presque naturellement. Cela s’est observé dans de nombreuses villes, comme Copenhague, Amsterdam et, plus récemment, Bruxelles. ISAAC, une récente étude comparative à laquelle j’ai participé, montre que sur neuf villes européennes, Liège est l’une des meilleures concernant le comportement lié à la marche. Elle est par contre en queue de peloton en ce qui concerne le vélo. C’est bien parce que les trottoirs et zones piétonnes y sont larges et bien aménagées, à l’inverse des infrastructures pour cyclistes. »

Pour Mario Cools, le tram, qui devait relier les grands pôles d’activité de la ville, est une occasion manquée de remédier à l’isolement du campus. « Certes, la déclivité est importante, mais de rapides calculs concluaient à la faisabilité de cet aménagement. Des villes comme Lisbonne et San Francisco le montrent d’ailleurs dans la pratique. Une manière de corriger ce manquement pourrait être la construction d’un téléphérique1, qui partirait d’un nœud multimodal contenant un parking de type P+R, un arrêt de tram et un arrêt de bus. À cet égard, systématiser des parkings de type P+R aux abords des villes est l’une des clés de la multimodalité, pour autant que leurs connexions soient efficaces et rapides, comme c’est le cas à Anvers ou à Amsterdam. »

Une tendance, appuyée par les nouvelles technologies, devrait à terme faciliter un usage fluide de la multimodalité : c’est le cas de “Mobility as a Service” (MaaS). Un seul abonnement multimodal donnerait accès à tous les moyens de transport. Ce service serait accompagné d’une application conviviale, qui offrirait aux usagers le meilleur moyen de se déplacer, en combinant en temps réel les différents modes possibles pour un même trajet.

Du cargo au drone

Professeure de logistique à HEC-ULiège, Sabine Limbourg chapeaute de nombreux projets questionnant et concrétisant des pratiques plus responsables et plus efficaces du transport de marchandises. Dès sa thèse de doctorat, elle en a fait son cheval de bataille, partant de l’étude du transport intermodal sur de longues distances pour progressivement descendre d’échelle jusqu’à la logistique urbaine. « Dans le cadre d’un financement de BELSPO, et en partenariat avec l’équipe de la Pr Angélique Léonard, de la faculté des Sciences appliquées, nous avons pu étudier l’impact environnemental lié au transport européen au départ ou en direction de la Belgique, en intégrant des analyses de cycle de vie. Ce qui nous permettait de remar- quer les éventuels reports d’émissions de gaz à effet de serre (GES). Aujourd’hui, nous poursuivons des projets en partie financés par la Région wallonne. »

La logistique urbaine a vu l’émergence de transporteurs plus verts, dont les vélos cargos. « Leur principale limite, intervient Florian Peters, ingénieur informaticien, reste leur champ d’action. La plateforme City Line, prévue pour la fin de l’année 2022, leur permettra de collaborer avec d’autres transporteurs, plus ou moins verts selon la distance à parcourir. L’enjeu, en combinant ces services, sera de diminuer les coûts et l’impact environnemental des livraisons de colis en camionnette. » Dans un premier temps, Justin Fraselle, de la faculté des Sciences appliquées, a réalisé une série d’analyses de cycles de vie, notamment pour les vélos électriques. Laura Vidal a défriché le terrain en proposant notamment les contrats-cadres pour les partenariats logistiques et Florian Peters planche actuellement sur la modélisation et la création des algorithmes qui optimiseront ces transports intermodaux.

L’évolution des villes congédie progressivement la voiture de leurs centres. Grand usager des réseaux urbains et soucieux de diminuer son empreinte carbone, bpost compare son modèle de fonctionnement actuel à des alternatives en phase avec cette tendance. « Une partie de la solution consiste à remplacer les voitures thermiques par des voitures électriques, mais ça ne résoudra pas les difficultés liées au stationnement ou à la congestion automobile, explique Tanguy Baiwir, chercheur à HEC Liège, chargé de modéliser différents scénarios de travail de bpost. Le vélo électrique est l’un des enjeux centraux de cette transition ». Il nécessite toutefois une réorganisation complète du travail, reste difficile à déployer dans les quartiers plus vallonnés, et son adhésion est plus ou moins efficace selon la culture de la ville. Un modèle “clé-sur-porte” ne pourra donc pas être proposé pour l’ensemble du territoire. « Dans un premier temps, nous focalisons les analyses sur trois villes dans lesquelles existent ou seront envisagés des projets pilotes : Namur, Bruxelles et Malines. » Cette dernière n’a que peu de dénivelés, et le vélo y est déjà bien implanté. La capitale est en pleine transition, ce qui rend son observation fortement enrichissante. Namur reste encore dans un modèle plus traditionnel et il est intéressant de répertorier ses différentes possibilités.

Le transfert multimodal promet d’être aussi varié que le sera notre imaginaire. « Il y a deux ans, poursuit la Pr Sabine Limbourg, Jérémy Dhote et moi avons étudié la faisabilité de transports de produits biologiques par drone, des échantillons sanguins à transporter d’un hôpital à un centre d’analyse par exemple, ce qui éviterait l’utilisation d’une voiture pour de petites livraisons. Des essais réels ont été menés à Anvers. »

Le lampadaire systémique

L’ampoule LED d’un lampadaire peut-elle déboucher sur une question liée à la mobilité ? Le projet de doctorat d’Élodie Bebronne, ingénieure de gestion et ingénieure industrielle, semble le démontrer. Sous la direction de Sabine Limbourg, en partenariat avec Mario Cools et Jan Bogaert, professeur à Gembloux Agro-Bio Tech, la chercheuse peaufine des modèles permettant d’enrayer la fragmentation des paysages. « Nos activités et nos infrastructures atrophient les zones d’habitat des espèces animales, et surtout, les fragmentent. L’incidence en termes de diversité génétique et de mortalité des espèces est énorme. Mon travail consiste à optimiser des couloirs de biodiversité, autrement dit, des chemins reliant des zones isolées. »

Dans un premier temps, c’est aux couloirs noirs qu’élodie Bebronne s’intéresse. « La lumière des lampadaires attire certaines espèces nocturnes, les dévie de leur trajectoire et les surexpose aux prédateurs, ce qui déséquilibre toute la chaîne alimentaire. Un phénomène d’attraction renforcé par le blanc et le bleu présents dans le LED. On estime qu’en été, 150 insectes meurent chaque nuit autour d’un lampadaire. Le SPW a recensé 38 000 points lumineux que l’on pourrait remettre en cause, en raison de leur utilité ou de leur proximité d’une zone naturelle. Une première partie de ma recherche vise à fournir un outil pour déterminer quels points peuvent être supprimés. » D’autres couloirs, verts (de végétation) ou bleus (en tenant compte de la navigation ou même en créant un réseau de mares pour favoriser la circulation des grenouilles ou des oiseaux), sont aussi à l’étude. élodie Bebronne s’attelle plutôt à des notions de gestion, de coût de ces aménagements, de plus-value économique – puisque la nature est génératrice de revenus –, biologique et environnementale. Elle fournira des modèles génériques utiles aux décideurs, adaptables aux paysages et aux espèces.

Penser la mobilité, c’est évidemment chercher à la réduire. Pour le Sart-Tilman, ce serait imaginer une urbanisation culturellement et socialement riche autour du campus pour y favoriser le déploiement de zones résidentielles attractives. « Ou alors rapatrier une partie de ses activités au centre de Liège », sourit Mario Cools. Dans le domaine de la logistique, c’est davantage réfléchir les produits dans leur cycle de vie, de la production à la livraison en passant par les méthodes de stockage, ou en pesant davantage leur interchangeabilité. Mais si on peut réduire le transport, on ne pourra jamais composer sans, et ce n’est pas l’enjeu. L’être humain s’est toujours déplacé, se déplacera toujours : il nous reste à déterminer comment.