Article extrait du magazine « Le Quinzième Jour » de l’ULiège
Dossier Ariane Luppens – Dessins Fabien Denoël
En juin dernier, le Laboratoire d’études sur les nouvelles formes de travail, l’innovation et le changement (Lentic-HEC Liège), publiait un rapport intermédiaire sur les politiques et les représentations managériales du travail à distance obligatoire. Ce rapport est le fruit d’une enquête menée en avril et mai 2021 auprès de 126 responsables de ressources humaines, appartenant aussi bien au secteur public que privé. Il montre avant tout une évolution positive de leurs perceptions du télétravail, ce qui laisse présager que le retour au bureau à temps plein est de l’histoire ancienne.
Depuis le début de la crise sanitaire en Belgique en mars 2020, le monde professionnel a été bouleversé par la mise en place du travail à distance, contraint et massif, pour les travailleurs du secteur public et privé. Au niveau mondial, on estime que 557 millions de personnes ont travaillé à domicile à la suite de la pandémie, soit un “actif” sur cinq. En dehors du contexte de la crise sanitaire, le télétravail, régulier ou occasionnel, était déjà une réalité. Ainsi, en Belgique en 2017, 12% des individus en faisaient sporadiquement ou un jour par semaine, et 4% le pratiquaient deux à trois jours sur la même période. En 2019, ces chiffres étaient respectivement passés à 16% et 5%.
Le ressenti des travailleurs face à ce mode d’organisation est depuis longtemps scruté et a déjà été source de plu- sieurs études en Belgique et à l’étranger. Il en ressort que les bénéfices apportés par cette nouvelle organisation en termes de productivité et d’économies pour l’employeur sont indéniables. L’université de Stanford avait déjà mené une expérience en 2011 au sein d’un centre d’appels chinois situé à Shanghai. La moitié des salariés avait télétravaillé quatre jours par semaine pendant que l’autre moitié restait dans les bureaux. Leur temps de travail et le nombre d’appels traités étaient enregistrés. Les résultats observés étaient alors très prometteurs puisque la productivité du groupe en télétravail avait augmenté de 13 %. Trois raisons permettaient de l’expliquer : tout d’abord, le temps non perdu dans les transports ; ensuite, des arrêts maladie moins nombreux; enfin, un environnement de travail plus calme. De son côté, l’entreprise avait accru sa productivité de 20 à 30 %. Elle avait de plus réussi à économiser 2000 dollars par an et par employé en télétravail, notamment grâce à la réduction de la superficie des bureaux.
Un ressenti différent selon les individus
Cependant, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, surtout lorsque le travail à distance n’est pas choisi librement mais imposé par les autorités et par l’employeur. Les cadres supérieurs et les professions intellectuelles, dans leur grande majorité, ont pu télétravailler tout au long de la crise sanitaire, ce qui ne fut évidemment pas le cas des ouvriers ou des commerçants. Si l’on s’en tient au seul travail de bureau, la situation n’est pas la même entre celui qui dispose d’un grand logement et celui devant se contenter d’un petit espace, parfois partagé avec un conjoint également en télétravail et des enfants en bas âge. Il devient alors difficile de généraliser le ressenti des travailleurs.
« La perception que l’on a du télétravail est différente d’un individu à l’autre, explique Isabelle Hansez, doyen de la faculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l’éducation de l’ULiège et professeure de psychologie du travail. Le vécu sera très différent selon les conditions dans lesquelles le télétravail s’opère. Il s’agit notamment des conditions matérielles telles que le confort dans la maison, la présence d’enfants ou non, l’équipement, etc. Des situations improbables pour les uns s’avèrent être motivantes pour les autres. »
Trois problématiques sont régulièrement citées dans l’enquête réalisée en avril 2020 auprès de 493 travailleurs2 par Isabelle Hansez et son équipe. Il s’agit, premièrement, de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle, rendue difficile du fait de la présence du conjoint et des enfants à la maison pendant le temps de travail. La deuxième concerne la gestion d’équipe, c’est-à-dire les attentes par rapport aux consignes émanant des managers, le manque de disponibilité du supérieur hiérarchique, le manque de communication, la complexité de la gestion des tâches et des missions qui ne sont pas “exportables”, la gestion des horaires, l’absence de déconnexion psychologique à la fin de la journée. Enfin, la dernière problématique concerne l’ergonomie relative à l’espace de travail, l’équipement informatique et l’accès aux documents.
En ce qui concerne les situations motivantes, deux aspects ressortent des analyses : la qualité de vie d’une part, qui se manifeste par le confort, la tranquillité, un cadre agréable, l’absence de trajets, le gain de temps, plus de moments en famille et, d’autre part, l’autonomie et la possibilité de travailler en profondeur. Les répondants pointent aussi l’entraide entre collègues et la flexibilité de l’horaire. « Certaines problématiques liées au télétravail existaient déjà avant la crise, précise Isabelle Hansez. Il s’agit par exemple de l’ergonomie et de l’aménagement de l’espace de travail. Il faut vraiment une réflexion au sein des entreprises sur la conception du poste de travail et les ressources à donner au travailleur à domicile. On se rend compte aujourd’hui que le fait d’avoir été mal positionné pendant des mois a pu provoquer des troubles musculo-squelettiques. » En revanche, ce qui est nouveau, c’est que « ce télétravail a été organisé dans l’urgence, de manière peu concertée et selon des conditions ergonomiques et organisationnelles peu optimales. Ceci a affecté le bien-être des travailleurs. On peut alors parler de risques psycho-sociaux. De plus, tout le monde n’avait pas la même expérience du télétravail. »
L’évolution des perceptions managériales
Face à ces expériences très contrastées vécues par les employés, le rôle du manager apparaît décisif. Pourtant, au vu des résultats de l’enquête menée par le Lentic3, il n’est pas toujours reconnu comme tel par les responsables des ressources humaines ayant participé à l’étude. Certes, ils (elles) sont dans l’ensemble bien conscient·e·s de l’intensification du mal-être de certains de leurs collaborateurs, mais 83 % d’entre eux estiment que le bon déroulement du télétravail dépend avant tout des caractéristiques et capacités individuelles du travailleur lui-même. Un résultat que Grégory Jemine, chercheur au Lentic et coauteur de l’étude, aborde d’un œil critique : « Cela obscurcit à la fois le rôle du management, les caractéristiques de l’organisation du travail ainsi que les politiques de gestion des ressources humaines et l’impact qu’elles peuvent avoir sur la façon dont le télétravail se déroule. Si on veut être un peu critique, on peut y voir une espèce de dédouanement du management, même s’il est difficile d’aller jusque-là au terme d’une enquête de ce type. »
Par ailleurs, et contrairement aux idées reçues, le télétravail n’a pas particulièrement favorisé l’émergence d’une culture de la confiance dans l’entreprise. Ce constat semble d’autant plus étonnant que, d’un autre côté, les résultats montrent que le contrôle des collaborateurs par la ligne hiérarchique ne s’est pas intensifié depuis le début de la crise sanitaire. Cela s’explique peut-être en partie par la lourdeur des mécanismes de contrôle, peu compatibles avec un régime de télétravail massif et contraint. « Toute une série de dispositifs mis en place par certaines entreprises un peu frileuses dans leur politique de télétravail n’ont pas pu fonctionner véritablement lors de cette situation inédite. Je pense notamment aux organisations dans lesquelles le télétravail était accordé exceptionnellement un jour par semaine avec justification à la clé et un système de “time-sheets“ à remplir. Avoir ce type d’obligation tous les jours est extrêmement pesant et contre-productif. Ces mécanismes ont été remplacés par des réunions plus régulières, voire par rien du tout. » L’importance de la flexibilité est encore confirmée dans l’enquête par le fait que les entreprises pratiquant le télétravail de manière informelle ont été moins atteintes par la crise que les autres. « La formalisation n’est peut-être pas la meilleure réponse à l’incertitude qui a caractérisé cette période particulière. » Il sera néanmoins difficile à l’avenir de concilier absence de règles et contraintes juridiques nécessaires à la protection du travailleur.
Et demain ?
Malgré l’absence d’un contrôle accru et malgré les préjugés managériaux qui existaient avant la pandémie, 58% des répondants à l’enquête pensent que le télétravail généralisé a été bénéfique aux entreprises et aux travailleurs, au point qu’il devrait être poursuivi au-delà de la période de crise. 71 % reconnaissent d’ailleurs que la crise sanitaire a entraîné une évolution positive de leurs perceptions du télétravail. Cela prouve que « plus on fait du télétravail, plus on veut en faire. C’est un constat important car on entend aussi souvent de mystérieux récits d’entreprises qui reviendraient en arrière. Il y en a mais elles sont très minoritaires », observe Grégory Jemine.
Finalement, quatre profils type de DRH ont pu être établis : les “résilients” (28 %), peu affectés par la crise et plutôt favorables au télétravail ; les “entrepreneurs” (30 %) favorables au télétravail, cela alors même que leur organisation a été fortement touchée par la crise ; les “conservateurs”, (30 %), peu affectés mais plutôt défavorables au télétravail et enfin les “désabusés” (12 %) défavorables au télétravail et fortement affectés par la crise. Cette classification est intéressante : elle révèle qu’il n’y a pas de lien direct entre le fait d’avoir subi de plein fouet la crise et le fait d’être favorable ou non au télétravail. Ainsi, les répondants du secteur public, plus touchés par la crise que ceux du secteur privé et non-marchand, se déclarent aussi plus enclins aux évolutions engendrées par le télétravail. Alors, si le télétravail massif et contraint paraît avoir convaincu dans l’ensemble, que deviendra-t-il demain, une fois la crise passée ?
« On va certainement vers un format hybride, analyse la Pr Isabelle Hansez. Il semblerait que la formule idéale se situe entre “100 % en distanciel” et “100 % en présentiel”. Mais cela dépend des missions, du contexte, de ce qui est transposable ou pas, de la culture de l’entreprise aussi. L’idéal reste un ou deux jours de télétravail par semaine. Cela doit rester volontaire bien entendu. » Sans oublier le rôle-clé des managers : « Ils doivent à la fois ajuster leur posture dans leur rôle de contrôle et de commandement et endosser un rôle d’accompagnement et de soutien. Ils sont en première ligne pour évaluer l’état de santé, le bien-être au sein de leur équipe. » Leur rôle sera d’autant plus délicat que l’organisation “hybride” du temps de travail s’accompagnera sans nul doute de défis sérieux à relever, ainsi que nous le rappelle Grégory Jemine.
Il y a tout d’abord la question du retour au bureau, progressivement autorisé alors que très peu en reprennent le chemin spontanément. « Cela pose question et montre qu’un travailleur a plus à gagner à poursuivre le télétravail. Il faut donc un sens à ce retour au bureau et cela devrait se faire en concertation. » Il faudra ensuite gérer les équipes à la fois en présentiel et en télétravail. Se posera aussi la question de la dualisation entre ceux qui ont accès au télétravail total et ceux qui n’y ont pas accès ou pas totalement. Un quatrième point est le télétravail comme atout pour attirer des éléments dans l’entreprise par rapport à ces autres critères de choix que sont le salaire, les avantages divers et variés et le contenu du travail. Enfin, la question de la réduction des espaces de travail physiques se posera certainement dans les années à venir. « Environ 40 % des répondants ont annoncé avoir des plans de restructuration de leurs bureaux. Ce mouvement était déjà amorcé avant 2020, mais il continue et il pourrait s’intensifier dans les années à venir. Cela permet aux entreprises de réduire leurs charges immobilières et de fonctionner avec un bâtiment plus petit », conclut Grégory Jemine. C’est donc un chantier passionnant qui s’annonce.
Notes
1. “Télétravail en Belgique – avis de la population sur les conditions de télétravail après la crise du COVID 19 ”, enquête menée conjointement par le SPF Mobilité et Transports et l’Institut Vias, en septembre 2020.
2. Isabelle Hansez, Laurent Taskin, Jacques-François Thisse, “Télétravail : solution d’avenir ou boom éphémère ?”, dans Regards économiques, n°164, juin 2021.
3. Le rapport intermédiaire de Jemine, G. & Franssen, M. (2021), Anticiper l’après-crise du Covid-19 : quels enseignements en matière de télétravail et de formation à distance ?, est accessible (gratuitement) en ligne : https://orbi.uliege.be/handle/2268/262459
Travail à distance à l’ULiège
Souvenons-nous : en 2019, un projet pilote lancé par la vice-rectrice au bien-être, Anne- Sophie Nyssen, avait révélé que le travail à distance était bénéfique pour l’agent, pour son équipe et pour le chef de service. Moins de stress, moins de fatigue due aux trans- ports, meilleure adéquation entre la vie privée et la vie professionnelle : la formule avait séduit une centaine de personnes.
Imposé en mars 2020, le confinement a sonné le glas des habitudes : soudainement, tous les agents ont été obligés de travailler à domicile! « Malgré un temps d’adaptation inévitable, explique la vice-Rectrice, et si on excepte les soucis causés par le matériel informatique, j’ai été stupéfaite de voir la rapidité avec laquelle les équipes se sont adaptées à ce changement majeur, aussi radical que brutal ! »
Le retour au bureau s’effectue progressivement, mais les atouts du travail à distance demeurent. « Sauf décision gouvernementale, nous avons fixé un cadre pour le travail à distance, confirme Anne-Sophie Nyssen. Deux jours par semaine maximum pour les personnes travaillant à temps plein. L’objectif est évidemment de maintenir la cohésion des équipes. Trois jours “sur le terrain” nous paraît indispensable à ce titre, même si la souplesse est de mise tant les situations personnelles et professionnelles sont spécifiques. »
La crise sanitaire aura un impact durable sur l’organisation du travail. Aujourd’hui, le travail à distance fait partie de l’attractivité d’une institution : les jeunes couples – et singulièrement les jeunes femmes – inclinent à préférer un emploi qui permette de concilier vie de famille et vie professionnelle.
LE POINT DE VUE JURIDIQUE
Télétravail ne signifie pas travail à la maison
Qu’est-ce que le télétravail ? « Le terme désigne le travail à distance accompli en dehors de l’entreprise, mais pas nécessairement à la maison et exécuté via les technologies de la communication de sorte qu’un contrôle par l’employeur soit possible », rappelle la Pr Fabienne Kéfer de la faculté de Droit, Science politique et Criminologie de l’ULiège, spécialiste du droit du travail. Autant dire que le terme fait l’objet d’un usage abusif depuis le début de la crise sanitaire. En Belgique, et en temps normal, le télétravail régulier dans le secteur privé est encadré par la convention collective de travail (CCT) 85 du 9 novembre 2005 et par la loi du 5 mars 2017 pour le télétravail occasionnel. Dans le secteur public, il n’existe rien de semblable, puisque « chaque administration a son propre pouvoir de décision sur la façon d’organiser ou non le télétravail. Il n’y a donc pas de règle générale. »
La CCT 85 concerne le télétravail accompli dans n’importe quel lieu choisi par le travailleur (à l’exception des locaux de l’entreprise) ; les autres hypothèses de travail à distance ne sont pas régies par la CCT 85. Celle-ci énonce explicitement toute une série de droits des télétravailleurs. Ainsi, le télétravail doit se faire sur base volontaire – les parties signent une convention individuelle de télétravail – et l’employeur souscrit à certaines obligations. Par exemple, il est tenu de prendre des mesures afin d’éviter l’isolement de son employé par rapport aux autres travailleurs de l’entreprise. Des dispositions sont également prévues en matière de santé du télétravailleur, de fourniture des équipements, de prise en charge des frais, etc.
Cependant, ces règles ne s’appliquent pas au travail à la maison imposé depuis le début de la crise sanitaire, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas volontaire. « Certaines entreprises ont néanmoins décidé de formaliser leur recours au télétravail et de l’inscrire dans le cadre de la CCT 85 en signant une convention individuelle. Mais celles qui n’ont pas fait ce choix se sont retrouvées avec un travail à la maison sans cadre juridique. Le ministre de l’Emploi a ensuite commencé à interpeller les partenaires sociaux en leur demandant d’élaborer un nouveau cadre juridique durant cette période exceptionnelle. Cela a débouché sur la CCT 149 du 26 janvier 2021 concernant “le télétravail recom- mandé ou obligatoire en raison de la crise du coronavirus”. Elle s’applique aux employeurs et aux travailleurs pour lesquels aucune convention individuelle préalable n’a été signée. Mais elle est moins protectrice que la CCT 85 et, de toute façon, elle cessera de s’appliquer à la fin de l’année, sauf si elle est reconduite. »
Néanmoins, l’absence de convention individuelle ne peut justifier le non-respect des obligations de l’employeur concernant par exemple la santé et le bien-être des employés. Et Fabienne Kéfer de préciser : « Nous sommes toujours en présence d’un contrat de travail, exécuté selon des modalités particulières mais avec le maintien de toutes les obligations. La seule chose qui change, c’est l’endroit où l’on accomplit le travail. Mais je crois que le point le plus obscur est l’absence de véritables dispositifs permettant de s’assurer que les travailleurs ont, d’une part, la même durée de travail et, d’autre part, la même charge de travail que s’ils étaient au bureau. Les CCT disposent que la charge de travail doit être la même que l’on soit en télétravail ou pas. Pour moi, il y a une réflexion à mener sur la manière dont on mesure en pratique cette charge de travail et le législateur devrait s’emparer de cette problématique. »